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Par une belle nuit d’été, les palefreniers gardaient les chevaux dans les prés. Ils les gardaient si bien qu’ils s’endormirent. Pendant leur sommeil, quelques fées descendirent des nuages pour s’amuser avec les chevaux, selon leur habitude. Les fées se saisirent chacune d’une monture, les enfourchèrent et, les fouettant de leur chevelure d’or, les firent galoper en rond dans l’herbe couverte de rosée.
Or, il y avait parmi elles une petite fée, répondant au nom de Kosienka, qui descendait cette nuit-là pour la première fois sur la terre.
Kosienka trouva merveilleux de chevaucher ainsi, tel un tourbillon, dans la nuit. Elle avait justement choisi le cheval le plus fringant, un moreau de petite taille mais vif comme le feu. Le moreau galopait en cercle avec les autres bêtes; mais il était le plus rapide. Son corps se couvrait d’une écume blanche qui rejaillissait alentour.
Kosienka, cependant, eut envie d’aller encore plus vite. Elle se pencha et pinça le cheval à l’oreille droite. Le moreau prit peur, il se dressa sur ses pattes de derrière puis se rua en avant, laissant derrière lui les autres chevaux, laissant derrière lui les prés, et il emporta au loin Kosienka, tel un tourbillon.
Kosienka trouva un vif plaisir à cette cavalcade effrénée.
Ils filèrent ainsi à la vitesse du vent jusqu’au bout du champ, dépassèrent la rivière, dépassèrent les pâturages et les collines, les vallées et les montagnes. “Mon Dieu, que de choses existent sur la terre”, pensa la petite fée avec joie, en regardant toutes ces merveilles. Mais son enchantement redoubla lorsqu’ils parvinrent dans une contrée où se trouvaient une montagne, sur la montagne une magnifique forêt, au pied de la montagne deux champs dorés comme deux mouchoirs dorés, dans les champs deux villages blancs comme deux pigeons blancs, et un peu plus loin une grande rivière.
Mais le cheval ne voulait s’arrêter nulle part, et il avançait, avançait, comme pris de furie.
Le petit moreau portant Kosienka sur son dos galopa ainsi pendant longtemps, très lontemps, et ils atteignirent enfin une immense plaine balayée par un vent glacial. Le cheval pénétra dans la plaine, mais il n’y avait là qu’une pauvre terre jaunâtre, sans le moindre brin d’herbe, sans le moindre arbre. Et plus ils avançaient, plus il faisait froid. Nul ne savait jusqu’où s’étendait l’immense plaine, car aucun homme ne l’avait jamais parcourue. Le cheval et la petite fée galopèrent sept jours et septs nuits. Le septième jour à l’aube, ils parvinrent au coeur de la plaine, et au coeur de la plaine se dressaient les murailles en ruines de Léguène, ville d’une dimension effrayante où régnait un froid terrible.
Quand le cheval atteignit la grande porte en bois de la ville, Kosienka lança son long voile de fée par-dessus le mur auquel elle réussit à s’accrocher. Le cheval poursuivit sa course et il continua ainsi de galoper en tous sens entre les immenses murailles de la ville jusqu’à sa vieillesse, jusqu’au jour où il parvint enfin à la porte septentrionale et reprit le chemin de la plaine, pour aller Dieu sait où.
Kosienka descendit du mur et se mit à marcher dans la ville, froide comme un squelette. Elle avait enroulé autour de ses épaules son voile de fée, sans lequel elle ne pouvait regagner les nuages, car elle en prenait grand soin. Kosienka marchait ainsi dans la grande cité, elle marchait et pensait qu’elle allait sûrement découvrir quelque prodige dans cette ville, elle-même si étrange et si terrible. Elle ne voyait pourtant rien d’autre que les grandes murailles en ruine et n’entendait rien d’autre que la pierre qui craquait dans le froid.
Soudain, alors que Kosienka contournait la plus haute des murailles, elle aperçut, couché au pied du rempart, un homme gigantesque qui dormait, plus grand que le plus grand des chênes dans la plus grande des forêts. Il était enveloppé d’un immense vêtement de toile grossière, et ceint d’une courroie de cinq brasses. La tête de cet homme était de la taille d’une grande cuve, et sa barbe de celle d’une meule de paille. Il était tellement grand, cet homme, qu’on aurait pu penser que c’était le clocher de l’église qui s’était effondré contre la muraille.
Le colosse s’appelait Régotch, il vivait dans la ville de Léguène et n’avait d’autre occupation que de compter les pierres de la grande cité. Il n’aurait jamais réussi à faire de tels calculs s’il n’avait eu cette tête de la taille d’une grande cuve. Il comptait donc, comptait sans cesse, cela faisait mille ans qu’il comptait, et il en avait déjà fini avec trente murailles et cinq grandes portes de la ville.
Lorsqu’elle aperçut Régotch, Kosienka croisa ses bras de surprise. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il existât une créature aussi gigantesque sur la terre.
Kosienka s’assit contre l’oreille de Régotch (qui était aussi grande que Kosienka tout entière) et elle lui cria dans l’oreille:
“Tu n’as pas froid, monsieur?” Régotch s’éveilla, il se mit à rire et regarda Kosjenka.
“Eh si, bien sûr que j’ai froid”, répondit Régotch d’une voix qui résonna comme si le tonnerre grondait au loin. L’énorme nez de Régotch était en effet tout rouge et sa barbe couverte de givre.
“Mais alors, tu es si grand et si fort, pourquoi ne te fais-tu pas une maison pour te protéger du froid? demanda Kosienka.”
“A quoi bon, dit-il en riant de nouveau, le soleil va arriver.”
Régotch se releva pour s’asseoir. Il frotta son épaule droite de sa main gauche, puis son épaule gauche de sa main droite pour enlever le givre: il y en avait tant qu’on aurait dit un tas de neige tombée d’un toit. “Attention, monsieur, tu vas m’ensevelir!”, s’écria Kosienka. Mais Régotch l’entendit à peine, car son oreille était loin de la petite fée, tant il était haut, même en position assise.
Aussi, Régotch souleva Kosienka et il la posa sur son épaule, puis il lui dit comment il s’appelait et ce qu’il faisait, et elle lui raconta comment elle était arrivée là.
“Teins, regarde, voilà le soleil!”, dit Régotch à Kosienka en tendant le bras.
Kosienka regarda dans cette direction. Le soleil en effet se levait, un soleil pâle et faible comme s’il n’avait personne à réchauffer.
“Tu es fou, Régotch, tu es vraiment fou de vivre ici et de passer ton temps à compter les innombrables pierres de Léguène. Partons d’ici, Régotch, pour que tu voies les merveilles que renferme le monde et que tu te trouves une occupation plus intéressante”, dit Kosienka.
Il n’était jamais venu à l’idée de Régotch qu’il pourrait se chercher un séjour plus agréable que la ville de Léguène, ni qu’il y eût un travail plus intéressant que le sien. Il avait toujours pensé: “C’est mon sort de compter les pierres de Léguène”, et il n’avait rien souhaité de mieux.
Kosienka, cependant, essaya de le convaincre de partir avec elle parcourir la terre.
“Je t’emmenerai dans une contrée magnifique, où il y a une vieille forêt et non loin de la forêt deux champs dorés”, lui dit Kosienka.
Kosjenka lui parla longtemps. Or, Régotch n’avait jamais discuté avec personne et il ne put résister à ses arguments.
“Bon, alors, allons-y”, dit-il.
Kosienka se réjouit de sa décision.
Mais il fallait maintenant trouver une solution pour que Régotch porte Kosienka, car le géant ne possédait rien.
Aussi, Kosjenka tira de son sein un petit sac de perles. Sa mère, là-haut dans les nuages, lui avait donné ces perles avant qu’elle ne descende sur la terre, en lui disant: “Si tu as besoin de quelque chose, jette seulement une perle, et ce dont tu auras besoin apparaîtra. Mais garde bien ces perles, car sur la terre il se passe tant de choses qu’on en a de plus en plus besoin.”
Kosienka prit donc un grain de perle et le jeta, et devant elle apparut une corbeille, exactement de sa taille, et sur la corbeille une boucle, exactement de la taille de l’oreille de Régotch.
Kosienka sauta dans la corbeille, Régotch souleva la corbeille et la suspendit à son oreille comme un bijou.
Quand Régotch riait, quand il éternuait ou remuait la tête, Kosienka se balançait comme sur une escarpolette. L’idée de voyager ainsi l’enchanta.
Régotch voulut partir aussitôt et il fit un pas de dix toises. Mais Kosienka l’arrêta en lui demandant: “Dis-moi, Régotch, est-ce qu’on pourrait passer sous la terre, que je voie ce qui s’y trouve?”
“Bien sûr qu’on peut!”, répondit Régotch qui pouvait comme un rien enfoncer la terre, mais il ne lui était jamais venu à l’idée d’aller voir ce qui se trouvait sous le sol.
Kosienka, cependant, souhaitait découvrir tout ce que le Bon Dieu avait créé et ils décidèrent de voyager sous terre, jusqu’au moment où ils se trouveraient sous la forêt non loin des deux champs dorés. Ils ressortiraient alors à l’air libre.
Pour ce faire, Régotch entreprit d’enfoncer la terre. Il leva son énorme pied et frappa une première fois: la grande ville de Léguène trembla d’un bout à l’autre et de nombreuses murailles s’écroulèrent. Régotch leva de nouveau son pied et frappa une deuxième fois: la plaine immense fut ébranlée. Régotch leva une troisième fois son pied et frappa encore: la moitié de la planète oscilla, le sol s’ouvrit sous Régotch et, en compagnie de Kosienka, il disparut sous terre.
Parvenus en bas, ils virent une multitude de tunnels et de galeries: de tous côtés s’ouvraient des chemins et se dressaient des colonnes, et le Bon Dieu lui-même n’aurait su s’orienter au milieu de tant de passages. On entendait de l’eau suinter et le vent siffler.
Ils s’engagèrent dans un chemin et pendant un temps furent éclairés par la lumière venant de la grande ouverture par laquelle ils étaient entrés. Mais bientôt ils s’enfoncèrent dans les ténèbres, des ténèbres profondes comme il n’y en a que sous terre.
Régotch continuait d’avancer dans le noir. Il s’accrochait de ses énormes mains aux colonnes.
Kosienka fut effrayée par une telle obscurité. Elle se saisit de l’oreille de Régotch et cria:
“Il fait tout noir, Régotch!”
“Et alors, répondit Régotch. Ce n’est pas l’obscurité qui est venu à nous, mais nous à elle.”
Kosienka fat irritée par ce géant qui trouvait tout normal, alors qu’elle avait espéré toutes sortes d’exploits d’un homme aussi immense et aussi fort.
”Pauvre de moi avec un tel compagnon de route! Heureusement que j’ai mes perles”, dit Kosienka avec colère.
Elle jeta alors un grain de perle et une lanterne apparut dans ses mains, aussi lumineuse que si sa flamme était en or. Les ténèbres disparurent au plus profond de la terre, et les chemins souterrains s’éclaircirent loin devant eux.
Kosienka était tout heureuse d’avoir sa lanterne, car devant elle surgissaient des choses prodigieuses enfouies depuis des lustres sous terre. Elle vit à un endroit un palais royal, dont les portes et les fenêtres étaient couvertes d’or et dont les murs étaient en marbre rouge. Ailleurs étaient entassées les armes de chevaliers héroïques, de fins et longs fusils et des sabres pesants, ornés de diamants et de pierres précieuses. Ailleurs encore gisait un trésor enfoui depuis des siècles, des assiettes d’or et des coupes d’argent, remplies de ducats, ainsi qu’une couronne impériale, savamment forgée. Tout cela reposait ici sous terre par la volonté de Dieu et seul Dieu connaissait la raison d’une telle chose.
Kosienka, cependant, fut éblouie par tant de merveilles et, sans attendre qu’ils poursuivent leur chemin, elle demanda à Régotch de la poser au sol pour qu’elle s’amuse un petit moment, admire à loisir ces merveilles et examine les secrets célestes. Régotch fit descendre Kosienka, laquelle se précipita vers le palais pour voir les armes et le trésor. Afin de ne pas perdre son sac de perles en jouant, la petite fée le posa contre une colonne.
Régotch s’assit un peu à l’écart pour se reposer.
Kosienka se mit à jouer avec le trésor, à examiner, à tourner et retourner les magnifiques objets. Elle faisait rouler dans ses petites mains les ducats jaunes, soulevait les coupes d’argent et posa sur sa tête la couronne savamment forgée. Elle s’amusa, fouilla, admira et aperçut alors un fin bâton d’ivoire, appuyé contre une grosse colonne.
Or, ce fin bâton soutenait à lui seul la grosse colonne, complètement usée par les eaux. C’est pourquoi le Bon Dieu avait envoyé là ce bâton, et le bâton s’était appuyé contre la colonne.
Kosienka, cependant, se demanda: ”Que fait donc là ce bâton?” Et, s’approchant, elle s’en saisit pour l’examiner.
Dès que Kosienka eut pris le bâton, les galeries souterrains se mirent à résonner, l’énorme colonne commença à osciller de haut en bas, elle oscilla, oscilla, puis s’écroula en formant un grand monticule de terre. Le chemin qui séparait Régotch de Kosienka fut bouché, barré: ils ne pouvaient ni se voir, ni s’entendre, ni se rejoindre. C’est ainsi que la petite fée Kosienka se retrouva ensevelie sous terre! Enfouie vivante dans cette grande tombe et peut-être ne reverrait-elle jamais les champs dorés vers lesquels elle s’était acheminée. Et tout ça parce qu’elle n’avait pas voulu avancer tout droit, comme ils en avaient l’intention, mais s’était arrêtée en folâtrant de tous côtés pour tenter de percer les secrets de Dieu.
Kosienka se mit à pleurer, à sangloter, cherchant un moyen de rejoindre Régotch. Mais elle constata qu’il n’y avait pas de passage et qu’elle n’avait aucune chance de salut, son sac de perles qui aurait pu la sauver se trouvant enfoui sous la terre.
Voyant cela, Kosienka cessa de pleurer, car elle était très fière, et elle pensa: ”Il n’y a rien à faire, il me faut mourir. Je ne peux pas compter sur Régotch, car Régotch, cette tête sans cervelle, est incapable de s’aider lui-même, et encore moins de me venir à son secours. Il n’y a rien à faire, il me faut mourir.”
Et Kosienka se prépara à mourir. Elle désirait cependant que celui qui la découvrirait un jour dans cette tombe sache qu’elle était de haut lignage. Aussi elle posa sur sa tête la couronne savamment forgée, prit dans ses mains le bâton d’ivoire et s’allongea pour mourir. A côté d’elle, seule sa lanterne brillait comme si sa flamme était en or. Mais plus le corps de Kosienka devenait froid et raide, plus la lanterne éclairait faiblement. Régotch était vraiment une tête sans cervelle. Lorsque la colonne s’était écroulée et qu’un grand monticule de terre s’était formé entre lui et Kosienka, il n’avait pas bougé, mais était resté assis dans l’obscurité. Il était demeuré ainsi un bon moment, puis avait décidé d’aller voir là-bas ce qui se passait.
Il se rendit à tâton, dans le noir, jusqu’à l’endroit où se trouvait Kosienka, sentit que la terre avait comblé le chemin et qu’il n’était plus possible de passer de l’autre côté.
“Hé, on ne peut plus passer de l’autre côté”, pensa Régotch. Et ses pensées n’allèrent pas plus loin: il fit demitour, laissa le monticule de terre derrière lequel se trouvait Kosienka et reprit le chemin par lequel ils étaient venus de Léguène.
* * *
Régotch avançait, progressant de colonne en colonne. Il avait déjà parcouru un bon bout de chemin, mais il sentait que quelque chose n’allait pas. Quelque chose n’allait pas, mais il n’aurait su dire lui-même ce que c’était.
Il arrangea la courroie autour de sa taille: peut-être qu’elle le serrait? Puis il leva un bras: peut-être que son bras s’était endormi? Mais ce n’était ni l’un ni l’autre, et il sentait toujours que quelque chose n’allait pas. Régotch réfléchissait: que lui arrivaitil? Il réfléchissait et en réfléchissant il secoua la tête.
Quand le géant secoua la tête, la petite corbeille accrochée à son oreille se mit à se balancer. Et quand Régotch sentit à quel point la corbeille était légère et qu’il pensa tout à coup que Kosienka n’était pas là, son coeur se serra de tristesse et, malgré sa tête sans cervelle, il comprit ce qui n’allait pas: il regrettait Kosienka. Il eut alors l’idée lui vint d’aller à son secours.
Il avait fallu du temps à Régotch pour parvenir à cette idée, mais il fit aussitôt demi-tour à la vitesse de l’éclair et se précipita à l’endroit où il avait laissé le monticule de terre et derrière lui Kosienka. Il fut vite arrivé. Régotch creusa la terre de ses deux mains, il creusa si bien qu’il pratiqua en un tour de main un grand trou et aperçut Kosienka. La petite fée était allongée, la couronne savamment forgée sur la tête, le corps déjà refroidi et tout raide, et à côté d’elle brûlait la lanterne dont la flamme était plus petite que la plus minuscule des étincelles.
Si Régotch avait crié de dépit, le sous-sol aurait tremblé et la lanterne se serait éteinte, la petite étincelle de lumière se serait évanouie à côté de Kosienka au corps glacé.
Mais Régotch avait la gorge tellement nouée de chagrin qu’il ne put émettre le moindre son. Il tendit son bras puissant, se saisit doucement du corps glacé de Kosienka, le posa sur sa paume et se mit à le chauffer, à le réchauffer vivement entre ses deux mains comme un petit oiseau en hiver. Et voilà qu’au bout d’un moment Kosienka remua sa petite main et la lanterne se mit aussitôt à briller avec plus d’éclat. Puis Kosienka bougea la tête, et la flamme de la lanterne brilla encore plus. Finalement, Kosienka ouvrit les yeux et la lanterne étincela comme si sa flamme était en or!
Kosienka bondit sur ses petits pieds, elle attrapa Régotch par sa barbe et tous deux se mirent à sangloter de joie. Les larmes de Régotch étaient grosses comme des poires, celles de Kosienka minuscules comme des gouttes de rosée; mais, en fait, cela revenait au même, et à partir de cet instant ils devinrent de grands amis. Lorsqu’ils eurent bien pleuré, ils trouvèrent les perles de Kosienka et reprirent leur chemin; mais ils ne touchèrent plus à rien sous la terre: ni aux barques englouties qui renfermaient des trésors, ni au corail rouge, ni à l’ambre jaune qui s’accrochait aux colonnes souterraines. Us ne touchèrent plus à rien, ne s’ar rêtèrent plus nulle part, et poursuivirent leur chemin tout droit en direction des champs dorés.
Alors qu’ils avançaient ainsi depuis longtemps déjà, Kosienka demanda à Régotch de la soulever. Il s’exécuta et elle gratta un peu de terre au-dessus de leurs têtes.
Elle gratta un peu de terre, regarda dans sa main et vit qu’à la terre étaient mêlés des feuilles et des copeaux de bois.
“Ça y est, Régotch, nous nous trouvons sous la forêt qui jouxte les champs dorés! s’écria Kosienka. Sortons à l’air libre!”
Régotch allongea alors le cou et il se mit à enfoncer la terre avec sa tête.
II
Au-dessus d’eux s’étendait en effet la forêt. Us se trouvaient sous un ravin de cette forêt, à la limite de deux villages et de deux districts. Personne ne venait jamais dans ce ravin, hormis les bergers et les bergères des deux villages et des deux districts.
Or, les deux villages étaient en guerre, à cause de aires de battage et d’abattage, des pâturages et des moulins, et surtout à cause du bâton de commandement qu’un village s’était arrogé depuis longtemps et que l’autre ne voulait pas lui céder. C’est ainsi qu’entre les deux villages régnait une vive hostilité.
Mais les bergers et les bergères des deux villages étaient des enfants fantasques qui ne se souciaient pas de la justice des adultes. Aussi ils se retrouvaient chaque jour à la limite des deux villages et des deux districts. Tandis que leurs moutons se mélangeaient et paissaient tous ensemble, ils jouaient les uns avec les autres et ils s’amusaient si bien qu’ils rentraient souvent, le soir, en retard au village. Cela valait aux enfants, d’un côté comme de l’autre, bien des reproches et des réprimandes. Mais il y avait dans un des villages une trisaïeule et un trisaïeul qui se souvenaient de la vie d’antan dans cette contrée. Us disaient: “Laissez donc les enfants tranquilles. Les jeux des enfants dans la montagnes seront plus fructueux que vos blés dans les champs.”
Et les bergers continuaient de venir dans le ravin avec leurs moutons, car les parents ne leur demandaient pas trop ce qu’ils faisaient.
C’était le cas ce jour-là, quand Régotch commença à enfoncer la terre à cet endroit. Les bergers et les bergères s’étaient réunis sous le plus grand chêne, et ils se préparaient à rentrer chez eux. Les uns ajustaient leurs sandales de cuir, d’autres fixaient leurs fouets à leurs manches, tandis que les bergères regroupaient les moutons. C’est alors qu’ils entendirent des coups terribles frappés contre la terre sous leurs pieds. Un coup, deux coups et quand retentit le troisième coup, la terre s’ouvrit et parmi les bergers surgit une tête énorme, de la taille d’une grande cuve, garnie d’une barbe de la taille d’une meule de paille, à laquelle était encore accroché du givre de la ville de Léguène.
Les enfants hurlèrent de peur et s’écroulèrent comme foudroyés, moins à cause de la tête grosse comme une cuve que de la barbe qui ressemblait à une meule de paille.
Ils s’écroulèrent tous au sol, sauf le petit Lilio qui était le plus beau et le plus sage de tous les enfants des deux villages et des deux districts.
Lilio demeura à sa place sans broncher, puis il s’avança pour voir de plus près cette incroyable apparition. “N’ayez pas peur, vous autres, dit Lilio aux bergers, le Bon Dieu n’a pas pu créer un tel colosse pour faire le mal, sinon la moitié de la planète serait déjà anéantie.”
Lilio s’approcha de Régotch. Celuici venait juste d’enlever de son oreille la corbeille où était assise Kosienka et il la posa sur l’herbe.
“Venez voir, venez voir! cria Lilio, avec lui se trouve une petite fille, toute petite mais belle comme une étoile.”
Les bergers et les bergères se relevèrent et, collés les uns derrière les autres, ils jetèrent un coup d’oeil à Kosienka; ceux qui avaient eu le plus peur s’approchèrent d’elle en premier, car ils étaient en tout les plus prompts.
Les bergers et les bergères se prirent immédiatement d’affection pour la jolie Kosienka, ils la sortirent de la corbeille, l’emportèrent sur l’herbe la plus tendre et se mirent à admirer ses vêtements magnifiques, qui étaient brillants et satinés comme la lumière matinale. Us admirèrent plus que tout son voile de fée qui, dès qu’elle l’agitait, se déployait et planait au-dessus de l’herbe.
Les bergers et les bergères, en compagnie de Kosienka, firent une ronde et exécutèrent toutes sortes de danse. La petite fée trépignait de joie, ses yeux brillaient et elle riait de bon coeur, heureuse de se trouver en compagnie de gens qui appréciait les mêmes plaisirs qu’elle.
Kosienka sortit ensuite son sac de perles et elle se mit à procurer toutes sortes de surprises et de bonheurs à ses nouveaux amis. Elle jeta une perle et un petit arbre apparut parmi eux, dont les branches étaient garnies de rubans multicolores, de mouchoirs de soie et d’un collier rouge pour les bergères. Elle jeta une deuxième perle, et de tous les coins de la forêt accoururent des paons pleins d’élégance; ils s’avancèrent, firent un petit tour puis s’envolèrent, et une pluie de plumes brillantes se mit à tomber, faisant miroiter l’herbe. Les bergers ornèrent de plumes leurs bonnets et leurs gilets. Kosienka jeta encore une perle, et à la plus haute branche d’un arbre apparut une escarpolette d’or suspendue à des cordes de soie. Et quand les bergers et les bergères se balançaient, l’escarpolette s’élançait dans le ciel aussi haut qu’une hirondelle, fendant l’air aussi silencieusement qu’un vaisseau ducal.
Les enfants poussaient des cris de joie et Kosienka lançaient ses perles les unes après les autres, sans penser qu’il aurait mieux valu les garder, car la petite fée n’aimait rien tant que s’amuser et chanter. Elle utilisa ainsi tous ses grains de perles, jusqu’au dernier, mais le Bon Dieu, lui, savait qu’elle pourrait bientôt en avoir besoin, et les bergers avec elle!
“Je ne vous quitterai plus jamais”, s’écria d’un ton joyeux Kosienka. A ces mots, les bergers et les bergères applaudirent et lancèrent en l’air leurs bonnets pour manifester leur allégresse.
Seul Lilio n’avait pas pris part à leurs jeux, car il se sentait ce jour-là mélancolique et triste. Il se tenait non loin de Régotch et observait la jolie Kosienka qui faisait des prodiges dans leur forêt.
Cependant, Régotch était sorti de son trou. Il s’était redressé parmi les arbres et, chose incroyable, sa tête dépassait de la forêt centenaire, tant ce Régotch était un immense colosse! Par-dessus les arbres, il tourna ses regards vers la plaine.
Le soleil se couchait déjà et le ciel rougeoyait. Dans la plaine on apercevait les deux champs dorés comme deux mouchoirs dorés, et dans les champs les deux villages blancs comme deux pigeons blancs. Plus loin coulait une grande et puissante rivière, la Vil-Eau, sur les bords de laquelle se dressaient des remblais couverts d’herbe verte. On apercevait sur les remblais des troupeaux et des pasteurs.
“Vraiment, se dit Régotch, qu’est-ce qui m’a pris de rester mille ans à Léguène, dans ce désert de pierres, alors qu’il y a sur terre de pareilles merveilles.”
Régotch trouvait tant de plaisir à regarder la plaine qu’il tournait sans cesse de droite et de gauche sa tête aussi grosse qu’une cuve, et elle se balançait au-dessus de la forêt comme un énorme épouvantail. Mais bientôt Lilio le hêla: “Assieds-toi, géant, que les chefs du village ne te voient pas.”
Régotch s’assit, ils se mirent à bavarder et Lilio raconta à Régotch pourquoi il se sentait si triste ce jour-là. “Un grand malheur va se produire ce soir même, dit Lilio. J’ai entendu hier soir les chefs de notre village tramer un complot, et ils disaient: ‘Allons percer le remblai de la Vil-Eau. Les flots aggrandirontle trou, le remblai s’effondrera et l’eau envahira le village de nos ennemis, elle noiera les hommes, les femmes, les champs et le cimetière, elle recouvrira tout et là où se trouvait le village de nos ennemis il y aura une mer. Et comme nos champs et notre village sont situés en hauteur, nous ne risquons rien.’ Ayant mis au point leur plan, ils sont partis en emportant une grande vrille et, pendant la nuit, ils ont percé en secret le remblai. Mais moi, bon géant, continua Lilio, je sais bien que nos champs et notre village ne sont pas situés si haut que ça, et je sais bien que l’eau va nous engloutir, nous aussi, et que, dès cette nuit, là où se trouvaient nos deux villages s’étendra une vaste mer. C’est pourquoi je suis si triste.”
Us conversaient ainsi, quand des cris et un vacarme terrible s’élevèrent, en provenance de la vallée.
“Voilà, le malheur s’est produit!”, s’écria Lilio.
Régotch se redressa, il souleva Lilio et ils regardèrent ce qui se passait dans la vallée. Le spectacle était triste à voir! Le remblai avait cédé et les flots sombres et puissants de la Vil-Eau, séparés en deux bras, envahissaient en grondant les champs magnifiques. Chaque bras de la rivière se dirigeait vers un des deux villages. Le bétail fut noyé, les champs dorés disparurent sous l’eau, les croix des tombes furent renversées, et dans les deux villages résonnaient des cris et des hurlements. Dans chacun des villages, les chefs s’étaient rendus sur les aires de battage, armés de tambours et de fifres, et ils se défiaient mutuellement en cognant à qui mieux mieux, tant la malveillance leur avait fait perdre la tête. Le tumulte augmentait, car dans le même temps les chiens hurlaient, les femmes et les enfants pleuraient et sanglotaient. “Pourquoi n’ai-je pas tes mains, géant, pour arrêter cette eau!”, s’écria Lilio.
A ce moment-là, les bergers et les bergères, accompagnés de Kosienka, entourèrent Régotch et Lilio: ils étaient troublés et apeurés par ces cris terribles venant de la plaine. Apprenant ce qui se passait, Kosienka lança, avec la vivacité d’esprit d’une petite fée:
“Allons-y, Régotch, tu vas arrêter l’eau!”
“Allons-y, allons-y!”, s’écrièrent les bergers des deux villages et des deux districts, qui ne cessaient de se lamenter et de sangloter. “Allons-y, Régotch, emmène-nous avec toi!” Régotch se pencha, il prit dans son bras droit Lilio et Kosienka (qui tenait sa lanterne) et dans son bras gauche tous les autres bergers, et il s’élança à pas de dix toises le long du chemin qui traversait la forêt en direction de la plaine. Les moutons se précipitèrent à leur suite, en bêlant de peur. Us parvinrent ainsi dans la plaine.
Dans le brouillard et la nuit tombante, Régotch courait avec les enfants dans ses bras, suivi dans un grand désordre par le troupeau affolé. Il courait vers le remblai. A leur rencontre venaient les flots sombres de la Vil-Eau, qui anéantissaient et noyaient tout sur leur passage. Cette rivière était terriblement puissante. Serait-elle plus forte que Régotch? Renverserait-elle également le colosse? Ferait-elle périr les petits bergers et les petites bergères, noierait-elle la jolie fée Kosienka, belle comme une étoile?
Courant ainsi à travers champs, là où la terre était encore sèche, Régotch, à bout de souffle, atteignit en un clin d’oeil le remblai, là où béait un grand trou et où l’eau affluait en grondant avec une force redoutable.
“Arrête-la, arrête-la, Régotch”, répétait les enfants en pleurnichant.
Un peu plus loin, dans la plaine, se dressait un tertre.
“Dépose-nous sur le tertre!”, s’écria Kosienka.
Régotch déposa Lilio et Kosienka, les bergers et les bergères sur le tertre, et les moutons et leurs agneaux se serrèrent autour d’eux. L’eau envahissait déjà le terrain autour de la petite éminence.
Régotch entra alors d’un pas décidé dans l’eau, il s’allongea sur le remblai et de ses énormes mains boucha le trou béant. L’eau s’arrêta un instant, mais elle était tellement puissante que rien ne pouvait lui résister. L’eau continuait d’affluer, trempant Régotch jusqu’aux épaules, elle jaillissait sous lui, sur lui, autour de lui, surgissait de toutes parts et envahissait de plus en plus la plaine. Les bras écartés, Régotch attrapait la terre de ses deux mains, mais dès qu’il entassait un peu de terre, l’eau l’emportait aussitôt.
L’eau montait de plus en plus dans la plaine. Les champs, les maisons, le bétail et l’air de battage, tout avait disparu. Dans les deux villages, seuls les toits et le clocher de l’église dépassaient encore des flots.
Autour du tertre, où se trouvaient les bergers et les bergères, Lilio et Kosienka, l’eau montait également de plus en plus. Les pauvres petits bergers sanglotaient, pleurant les uns leur mère, les autres leur frère ou leur petite soeur, d’autres encore leur maison et leur jardin, car ils voyaient bien que les deux villages étaient perdus et que personne n’aurait la vie sauve. Et l’eau qui les menaçait de plus belle!
Les bergers se serraient de plus en plus au sommet du tertre, ils se blottissaient et se collaient à Lilio et Kosienka qui se tenaient côte à côte au milieu des enfants.
Lilio restait immobile et pâle comme la pierre, tandis que Kosienka, les yeux brillants, levait bien haut sa lanterne pour éclairer Régotch. Le voile de Kosienka se soulevait et flottait dans le vent nocture, il tournoyait au-dessus de l’eau comme si la petite fée allait s’envoler et échapper à cette catastrophe.
“Kosienka! Kosienka! Ne t’en va pas! Ne nous abandonne pas!”, sanglotaient les bergers à qui il semblait qu’un ange se trouvait parmi eux quand ils regardaient Kosienka.
“Je ne m’en vais pas! Je ne vais nulle part!”, criait Kosienka, mais son voile fottait toujours, comme s’il allait l’emporter au loin dans les nuages, au-dessus de l’eau.
Un hurlement retentit alors. L’eau avait encore monté, elle avait atteint le bord du vêtement d’une bergère et l’avait entraînée. Mais Lilio descendit aussitôt, il attrapa la bergère et la ramena sur le tertre. “Il faut que nous nous attachions”, crièrent les bergers, “que nous nous attachions les uns aux autres pour ne pas tomber”. “Voilà, mes amis, voilà!”, leur lança Kosienka, qui avait très bon coeur. Elle détacha prestement son voile de fée de son épaule et le tendit aux bergers. Ils déchirèrent le voile pour en faire des bandelettes, nouèrent les bandelettes les runes aux autres et s’attachèrent tous autour de Lilio et Kosienka, tandis que les pauvres moutons se serraient encore plus contre eux pour ne pas être engloutis.
Kosienka se trouvait maintenant dans la même triste situation que les bergers. Elle avait utilisé toutes ses perles pour s’amuser et avait offert et déchiré son voile de fée par bonté de coeur. Elle ne pouvait désormais plus s’envoler ni échapper à la catastrophe.
Mais Lilio s’était pris d’une grande affection pour Kosienka et, quand l’eau atteignit leurs pieds, il lui cria: “N’aie pas peur, Kosienka! Je te protégerai, je vais te porter!”
Et il prit Kosienka dans ses bras.
Kosienka passa un bras autour du cou de Lilio, de l’autre elle tenait sa lanterne bien haut pour éclairer Régotch.
Régotch, couché sur le ventre dans l’eau, continuait de se battre contre les flots. De chaque côté de ses épaules se dressaient les extrémités du remblai effondré, comme deux grandes cornes. La barbe du colosse était hirsute, son vêtement déchiré, ses épaules en sang. Mais il n’arrivait pas à arrêter la Vil-Eau; l’eau montait au contraire de plus en plus autour du tertre et menaçait d’engloutir les enfants. Et il était déjà minuit.
C’est alors qu’une idée traversa l’esprit de Kosienka et, au milieu des cris et des pleurs des bergers, elle lança d’une voix joyeuse à Régotch: “Régotch, tête sans cervelle! Pourquoi ne t’assieds-tu pas entre les cornes du remblai?! Pourquoi n’arrêtes-tu pas l’eau avec ton dos?”
Les bergers et les bergères se turent aussitôt, tout étonnés que personne n’y ait pensé plus tôt.
“Hi-hi-ha-ha!”
C’était Régotch qui riait, et quand Régotch riait, c’était quelque chose! L’eau s’agitait, bouillonnait et rejaillissait autour du colosse tandis qu’il se tordait de rire en pensant à son manque d’imagination.
Le colosse se leva alors, se retourna et – à nous deux, Vil-Eau! – il s’assit entre les deux cornes.
Miracle, incroyable miracle! Les flots de Vil-Eau s’arrêtèrent aussitôt, comme si l’on avait construit un mur sur le remblai! Ils s’arrêtèrent, car ils ne pouvaient pas passer par-dessus les épaules de Régotch, et ils regagnèrent leur lit normal, en filant le long du dos immense. Le ciel était venu à leur secours!
Les petits bergers étaient maintenant sauvés du pire; Régotch, lui, confortablement assis, attrapait la terre de ses deux mains et comblait lentement sous lui et autour de lui le remblai. Il avait entrepris sa tâche à minuit, et quand l’aube pointa, le travail était fini. Le soleil se levait juste quand Régotch se releva enfin pour nettoyer sa barbe dans laquelle étaient accrochés de la vase, des branchages et des petits poissons.
Cependant, ce n’était pas la fin des malheurs des pauvres petits bergers, car ils n’avaient ni où aller ni vers qui se tourner. Ils se tenaient au sommet du tertre. Autour d’eux, il n’y avait que la vaste étendue d’eau. Dans les deux villages seul dépassait le fait de quelques toits, et il ne restait plus âme qui vive. Les paysans auraient été sauvés s’ils avaient fui les flots en se réfugiant dans leurs greniers. Mais dans les deux villages, les gens s’étaient précipités sur l’aire de battage avec leurs flûtes et leurs tambours, pour se réjouir du spectacle de leurs ennemis engloutis par l’eau. Et quand l’eau avait atteint la ceinture des uns et des autres, ils avaient continué à battre leurs tambours, et quand elle leur était montée au cou ils n’avaient pas cessé de souffler dans leurs flûtes, tant était grande leur perfidie. C’est ainsi qu’ils furent tous noyés, avec leurs tambours et leurs fifres, juste châtiment que le ciel leur avait envoyé pour les punir de leur malveillance.
Les pauvres petits bergers se retrouvaient seuls au monde, sans personne pour les nourrir et les protéger, sans feu ni lieu.
“Nous ne sommes pas des moineaux pour vivre sur les toits”, se dirent avec tristesse les bergers en voyant que seuls les toits de leur village dépassaient de l’eau. ”Et nous ne sommes pas non plus des renards pour vivre dans la montagne au creux des cavernes. Si encore nous pouvions chasser l’eau de notre village, nous pourrions essayer de continuer à y vivre, mais dans de telles conditions, il ne nous reste qu’à sauter à l’eau avec nos bêtes et à nous noyer nous aussi!”
La situation était dramatique et Régotch lui-même en était tout chagrin, mais il ne voyait pas comment il pourrait remédier à ce malheur et il disait en regardant cette mer immense: “Je ne peux ni écoper ni aspirer une telle quantité d’eau pour libérer vos villages. Je ne peux rien faire pour vous, mes chers enfants.”
Sur ce, Lilio, l’enfant le plus avisé du district, prit la parole:
“Régotch, bon géant, si tu ne peux aspirer une telle quantité d’eau, la terre peut le faire, elle! Creuse un trou dans la terre, que l’eau s’y engouffre!”
Grand Dieu, quelle sagesse chez un enfant qui n’était pas plus grand que le petit doigt de Régotch!
Régotch donna donc un grand coup dans la terre, creusa un trou et la terre, tel un dragon assoiffé, se mit à aspirer, à aspirer, à avaler, à engloutir l’énorme quantité d’eau qui recouvrait toute la plaine. En un rien de temps, la terre but toute l’eau et ils virent réapparaître les villages, les champs et les prés, défoncés et envahis de vase, mais tout était à sa place. Les bergers et les bergères au coeur triste retrouvèrent l’espoir, mais la plus heureuse de tous était Kosienka. Elle battit de ses petites mains et s’écria:
“Hourrah! Quelle merveille de voir à nouveau l’or des champs rutiler et le vert des prairies resplendir!”
Mais, à ces mots, les bergers et les bergères baissèrent de nouveau la tête, et Lilio dit:
“Mais qui donc va nous enseigner comment ensemencer les champs et labourer la terre, puisque nos aînés ont tous disparu?”
En effet, il n’y avait à l’horizon personne de plus âgé que cette grappe d’enfants dans la plaine ravagée; Régotch, lui, était tellement énorme, tellement maladroit et inexpérimenté qu’il ne pouvait ni franchir le seuil de leurs maisons, ni leur indiquer comment procéder avec la terre et les charrues.
Et tous firent de nouveau grise mine, surtout Régotch qui s’était pris d’une grande affection pour la jolie Kosienka. Et voilà qu’il ne pouvait lui être d’aucun secours, pas plus qu’aux petits bergers!
Le pire, cependant, était que Régotch éprouvait une immense nostalgie pour sa ville de Léguène! Durant la nuit, il avait avalé de la vase pour mille ans et vu trop d’horreurs. Aussi, il aspirait ardemment à retrouver la grande cité déserte, où il avait si longtemps compté les pierres en paix.
Les bergers avaient l’air abattu, Lilio aussi, mais le plus abattu de tous était Régotch. C’était vraiment pitoyable de voir cette grappe d’enfants qui allaient devoir, sans leurs aînés, dépérir et mourir comme une fleur privée de racines.
Seule Kosienka allait et venait, l’oeil aux aguets, car elle n’était jamais triste.
Soudain, Kosienka s’écria:
“Regardez! Regardez! Quels sont ces gens là-bas? Ils doivent sûrement connaître toutes sortes de choses prodigieuses et de récits étonnants!”
Ils tournèrent tous leurs regards vers le village, quand apparurent à une fenêtre deux têtes: un vieil homme et une vieille femme. Ils agitaient un mouchoir, appelaient les enfants par leurs noms et riaient gaiement, à tel point que leurs visages ridés étaient tout illuminés. C’étaient les trisaïeuls qui étaient les seules personnes avisées des deux villages et s’étaient réfugiés dans leur grenier.
Grand Dieu! Si les enfants avaient aperçu à cette fenêtre le soleil levant et l’étoile du matin, ils n’auraient pas manifesté plus d’allégresse. On les entendait jusqu’au ciel hurler:
“Grand-mère! Grand-père!”
Les enfants se ruèrent vers le village, avec la vélocité de jeunes chiens de chasse, précédés de Kosienka, dont la chevelure d’or flottaient au vent, et suivis des moutons et des agneaux. Ils coururent d’une traite au village, où le vieil homme et la vieille femme les accueillirent sur le seuil de leur maison. Ils les serrèrent dans leurs bras et les embrassèrent, et tous se demandaient comment remercier Dieu d’avoir donné aux vieillards suffisamment de sagesse pour se réfugier au grenier. Leur présence était d’autant plus précieuse que ces villages étaient très simples, ils n’abritaient ni livres ni documents, et qui aurait pu expliquer aux enfants que ce grand malheur était le fruit de la malveillance si le grand-père et la grand-mère n’avaient pas survécu? Lorsqu’ils se furent congratulés et embrassés tout leur soûl, ils pensèrent tout à coup à Régotch. Ils se tournèrent vers la plaine, mais Régotch n’y était pas! Il n’était nulle part, le géant avait disparu tout à coup, telle une souris dans son trou. Régotch avait en effet disparu comme une souris dans son trou. Quand le grand-père et la grandmère était apparus à la fenêtre du grenier, Régotch avait été saisi de la plus grande frayeur de sa vie. Il avait été terrorisé par leurs visages ridés, fripés et tachés de vieillards.
“Mon Dieu, combien de malheurs ces vieilles gens ont dû endurer dans cette contrée pour avoir de tels visages”, s’était dit Régotch et, de peur, il avait aussitôt sauté dans le trou où s’était engloutie la Vil-Eau. Et il avait repris le chemin de sa ville déserte de Léguène.
* * *
Les choses s’arrangèrent au village. Le grand-père et la grand-mère indiquèrent aux enfants comment labourer et semer. Sur leur conseil, ils ne firent qu’un seul village et une seule aire de battage, une seule église et un seul cimetière, pour qu’il n’y ait plus de malveillance et de malheur.
Les choses s’arrangèrent, donc, mais le plus beau de tout était qu’au milieu du village se dressait une magnifique tour de marbre, au sommet de laquelle ils avait cultivé un jardin où fleurissaient les orangers et les lauriers. C’est là qu’habitait la jolie Kosienka, surplombant, comme du haut des nuages, cette contrée qui lui avait tant plu la première fois qu’elle était descendue sur terre.
Et le soir, quand les travaux des champs étaient terminés, Lilio emmenait en haut de la tour les bergères et les bergers, et au clair de lune ils dansaient et chantaient en compagnie de la jolie, aimable et joyeuse Kosienka.
Sous la terre, cependant, Régotch luttait encore avec les flots de la Vil-Eau, on entendait gronder et rejaillir l’eau dans les profondeurs tandis qu’il se battait avec elle, jusqu’au moment où il réussit à la refouler de plus en plus loin, jusqu’au fond de l’enfer, pour qu’elle ne serve plus jamais à la malveillance des hommes. Régotch poursuivit ensuite son chemin jusqu’à sa ville de Léguène. Il s’y trouve encore, occupé à compter les pierres et à prier Dieu de ne plus jamais l’éloigner de la grande cité déserte, séjour idéal pour un colosse dépourvu d’expérience comme lui.
Traduit en français par Pascale Delpech