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Je les regardais devant moi croisées dans le dos, au-dessus d’un postérieur. Elles se reposaient l’une dans l’autre. La Gauche se câlinait au sein de la droite, plus agile, plus forte, plus intelligente, plus raisonnable, en somme. Je dirais presque «plus âgée», si je ne savais pas qu’elles étaient nées ensemble d’une même mère (et bien entendu d’un même père), je dirais même plus, elles ont été conçues en même temps, nées d’un désir commun du père et de la mère, afin qu’elles les remplacent plus tard pour pétrir la croûte terrestre et obtenir de la croûte de pain.
Elles ont commencé leur existence dans le désir, l’étreinte, dans un curieux chuchotement nocturne, dans Lobcurcissement de la conscience et à présent, elles parcourent le monde, entrelacées, amoureuses, inséparables. L’une dans l’autre. Les doigts de la Droite enlacent la Gauche et la portent, avec beaucoup d’attention et de précaution, ainsi qu’une chienne porte son chiot entre les dents. La Gauche se fait dorloter dans l’étreinte. Pendants ses loisirs, elle joue: avec son pouce elle sautille sur les bouts des autres doigts et chantonne: «Do, ré, mi, fa… mi, ré, do», puis elle tambourine sur les doigts une marche et chante.
– Que fais-tu? demande la Droite.
– Que fèrais-je? Je chante, dit la Gauche.
– Tu chantes? que chantes-tu?
– Je chante: «do, ré, mi, fa» et «Marchons, marchons…»
– «Marchons, marchons»? Sottise! proféra la Droite avec un sourire qui en disait long. Comme si tu étais soldat?
– Comme si seuls les soldats chantaient «Marchons, marchons…». Même les enfants le font.
– Comme si tu étais enfant?
– Je ne suis ni soldat, ni enfant, mais pourquoi serait-il stupide de chanter? répond la Gauche déjà en colère. Je chanterai exprès, nâ!
Je suis petite mais je sais
lire des lettres minuscules,
je sais les écrire toutes,
celui qui apprend est celui qui sait.
– Mais tu ne sais même pas écrire? C’est drôle de te voir minauder ainsi, ajoute la Droite d’un air très sérieux.
– Que dois-je faire alors? ma taire et compter su mes doigts comme un usurier?
– Veux-tu insinuer que j’en suis un?
– Mais non, puisque tu ne comptes pas sur tes doigts.
– Que fais-je d’autre?
– Tu travailles, tu t’actives, tu t’animes, comme a déjà dit un analphabète fou avant moi.
– Comment peux-tu savoir que c’était un analphabète fou qui l’aurait dit? Tu ne sais pas lire?
– Toi non plus, tu ne sais pas lire! —Je sais écrire.
– Mais tu ne sais pas lire!
– Je sais au moins feuilleter un livre, et toi tu ne le sais pas. Tu sais seulement le tenir pendant que je le feuillète. Lui, il le lit, moi, je le feuillète et toi, comme un support tu le tiens… C’est tout ce que tu sais faire. Tu n’as jamais mis le nez dans un livre. Tu les connais d’après leurs poids, tu n’as aucune idée de ce qu’il y a dedans.
– Moi aussi je sais le feuilleter. Et si Lui était gaucher, je saurais aussi écrire.
– Ecrire? Comment cela?
– Exactement comme toi. Et peut-être mieux que toi. Si Lui était gaucher, je saurais tout faire comme toi et même mieux!
– Saurais-tu animer les marionettes de tes doigts?
—Je le saurais.
– Saurais-tu peindre?
– Je saurais peindre aussi.
– Et peindre trois lapins sur l’ongle de mon petit doigt?
– Et trois lapins sur l’ongle de ton petit doigt, et encore deux poussins! D’ailleurs pourquoi sur ton ongle? Je les peindrais sur le mien.
– Sur le tien? Sottise! Même moi, je ne peux pas le faire. Personne ne peux le faire.
—Je le pourrais!
– Cela signifie que tu pourrais te couper les ongles?
– Bien sûr. Je ne te les coupe pas?
– Oui, à moi. Mais à soi, personne ne le peut.
– Encore «Personne ne le peut». Moi, je le pourrais!
– Vantardise! Tu ne saurais même pas attraper une puce.
– Feuh! Une puce? Comme si je n’en avais attrapé qu’une!
– Saurais-tu coudre?
– Je le saurais.
– Oui? Et enfiler le fil dans une aiguille? C’est moi qui devrais le faire pour toi.
– J’enfilerais le fil moi-même. Je ferais tout toute seule.
– Et nouer une cravate?
– Et nouer une cravate.
– Et mettre des gouttes dans les yeux?
– Oui, mettre des gouttes.
– Et lui raser la barbe?
– Oui, raser sa barbe.
– Mais Lui ne voudrait pas que tu le rases.
– Pourquoi pas? Je le raserais mieux que tu ne le fais.
– Tu lui couperais la gorge.
– Je ne suis pas un assassin! C’est toi qui le ferais. D’ailleurs tu as déjà essayé une fois.
Silence. La Droite ne répondit pas. Elle frissonna à ces paroles, comme si un souvenir coulait dans ses veines.
– Je pensais qu’il le voulait vraiment; dit-elle timidement et avec un sentiment de culpabilité. Je ne voulais que Lui obéir…
– Lui obéir? Il ne t’avait pas demandé de le tuer.
– Ses désirs sont des ordres. J’ai pensé qu’il le voulait sincèrement.
– A-ha, voudrais-tu dire qu’il n’est pas sincère. S’il te plaît, qui a pu te dire, qu’il le voulait?
– J’ai senti qu’il le voulait… Il était malhereux. Il n’a pas fermé l’oeil toute la nuit… J’essuyais son front qui transpirait, je lui allumais des cigarettes, l’une après l’autre et j’ai écrit pout lui sa lettre d’adieu. Il gémissait, il soupirait, il mordait l’oreiller…
Il murmurait: «Il faut en finir! Je n’en peux plus!» Il m’a conduite lui-même vers le rasoir.
– Et toi, tu as tout de suite compris que Son désir était de me couper les veines?
– Ne me torture pas. Qu’aurais-je pu faire quand lui-même disair…
– Que disait-il? Qu’il n’en pouvait plus, qu’il voulait en finir. Mais ce ne sont que des mots! Ce n’est pas la volonté qui articule les mots mais la langue. La langue peut facilement radoter n’importe quoi. On n’en meurt que dans les livres que tu feuillètes. La langue lance ses mots à la face du monde (d’ailleurs toujours les mêmes et connus depuis longtemps) qui se dispersent comme de la fumée… Et rien ne se passe. Les gens continuent de marcher, de manger, de fumer et de dormir, de dire encore des mots et encore une fois rien ne se passe. Les gens aiment parler mais n’expriment pas leurs désirs par des mots, au contraire, c’est avec des mots qu’ils les cachent et les abritent… Les mots ne sont qu’un masque, les gens ne pensent pas ce qu’ils disent.
– Et comment pouvons-nous savoir ce qu’il désire si nous ne tenons pas compte des mots qu’il prononce?
– Par les mots c’est la pire façon d’être renseigné… Il disait qu’«il fallait en finir», mais ne le souhaitait pas vraiment. Moi. je le savais.
– Mais d’où tiens-tu ce savoir?
– Peut-être de ma maladresse, de ma faiblesse, de ma sottise et de mon manque de sérieux. Les mots me sont étrangers comme la lumière l’est aux oreilles ou le son aux yeux, je ne différencie pas un mot d’un autre, pas plus que le sucré du salé, pour moi tous les mots sont pareils. Je n’en crois aucun.
La rhétorique, ce n’est pas mon fort. Je ne sais pas finasser, je ne sais pas jongler avec les cercles, ellipses, paraboles et spirales des mots, je ne sais pas noyer le poisson, envelopper, parler la langue de bois, faire les questions et les réponses, passer d’un côté à l’autre, tel un pendule, ni patiner sur des conversations verglacées, je ne sais pas parader, faire des pirouettes et des acrobaties tel un singe dans un cirque, taper amicalement sur une épaule, serrer avec diplomatie telle main Droite d’un diplomate ennemi, ou bien approcher galamment telle autre vers les lèvres pour un baise-main. Je ne suis ni une précieuse, ni Cicisbea. ni une dame, ni une huile, ni l’Académie, ni Buffon. Je suis Molière.
– Molière? Rien que ça?
– Ce que je suis? Un poing serré dans la poche. Que je sois dans la poche ou non, comme tu voudras. Car je suis insolente comme Figaro. Je suis ton valet. Pendant que tu te prostitue toute nue dans des poignées de mains quelconques, je tiens ton gant tel un esclave romain. Je dois porter tes frusques, marcher, péniblement derrière toi, tandis que toi, tu mènes les conversations, tu t’exhibes, tu élargis tes horizons, tu construis des mondes, tu es bâtisseur, génie, Démiurge. Tu es Sa fierté, Sa force, Sa sagesse, Son habileté, Son Sens. En un mot: tu es La main!
– Et, toi, qui es-tu?
– Moi? Je suis une pince ou encore un membre, une patte antérieure, un tentacule, un pseudopode ou quelque chose de ce genre. Je suis Son lien avec la terre, comme un pied; je peux encore marcher. La nuit, je rêve que je cours, que je grimpe aux arbres, que je saute par dessus des précipices. C’est alors que je sens la résistance de la matière et la force dans mes ongles. Pour moi les choses sont brutes telle la glaise, dures comme la pierre, chaudes comme le feu, mouillées comme l’eau, tandis que pour toi, elles sont de la terre cuite, des vases de Corinthe, des Vénus, des fusées et de H20. C’est pour cela que je connais Son envie d’eau quand il a soif, Son besoin de gaieté quand il est triste, Sa nostalgie da la vie, lorsqu’il dit qu’il veut la quitter.
– Oui, mais quand il a soif, c’est moi qui lui donne de l’eau.
– Toi? Non, tu ouvres seulement le robinet et tu actionne le levier de la pompe, mais c’est dans ma paume qu’il boit. L’eau se verse sur moi, je ressens sa fraîcheur, son humidité, le glouglou dans Sa gorge et ensuite cette béatitude dans Son intérieur due à l’étanchement de Sa soif.
– Tu dis Lui tendre de l’eau lorsqu’il a soif? Non! tu Lui tends le verre. Tu a imaginé le concept de la soif et m as même trouvé un sens à faction de boire.
Tu t’es imposée entre Lui et la Nature comme arbitre et censeur, come un Maitre de cérémonie ou tout simplement comme un filtre. Tout ce qui va vers Lui doit passer par tes doigts, tu dois tout toucher, examiner, tout arranger et coiffer d’après tes goûts, sans tenir compte si cela Lui plaît ou non. Tu dois laisser l’empreinte de ton pouce prétentieux et border à l’alêne tes limites.
– Voudrais-tu qu’il broute les feuilles et ronge l’écorce des arbres? La Nature ne L’avantage pas…
– Oui. C’est pour cela que tu as «vaincue» la nature… Tu as «aplani les montagnes» et «apprivoisé les eaux». Tu as «emprisonné les éclairs» et à présent tu gardes dans ta paume de terribles forces, qui, d’après ce que l’on dit, pourraient en un instant anéantir le monde. La terre est couchée sur ta paume tel un ballon que tu peux expédier dans le Cosmos. Pourquoi hésites-tu, Toi la main toute puissante? Pourquoi ne jettes-tu pas ce ballon parmi les étoiles pour qu’il se disperse en poussière? Pourquoi n’achèves-tu pas ta Grande Oeuvre?
– Je ne veux pas anéantir le Monde.
– Tu ne le veux pas? Existe-t-il un siècle que tu n’as pas dépecé au couteau ou criblé de balles? Ce n’étaient pas que des mots, c’étaient tes cinq doigts à l’oeuvre.
– Au début, ce n’étaient pourtant que des mots.
– Oui, d’après St. Jean l’Evangeliste. Et que feraient les mots sans toi? Ils se disputeraient. Ils taperaient sur d’autres mots, les vaincus tomberaient et qui en pâtirait?
– L’Honneur.
– L’Honneur? De qui? Explique-moi ce mot chevaleresque? S’agit-il de ton honneur? Appelles-tu cela honneur, lorsque ta paume te démange, que ton pouls se met à battre ou lorsque tes dogts commencent à s’agiter et cherchent frénétiquement le manche d’un couteau? L’honneur, lorsque tu tiens prêt ton index sur la détente? Lorsque d’un signe de croix tu implores la miséricorde divine de s’asseoir sur le tube d’un canon? L’honneur, lorsque tes trois doigts tiennent un stylo qui tue?
– Un stylo? Quel stylo?
– Le stylo à encre d’un juge de la cour martiale, L’as-tu oublié?
Il était assis devant nous à cause de certaines paroles. Non, pas à cause des actes de ses mains, mais à cause de mots prononcés. Cela ne t’intéressait pas du tout de savoir comment ils s’étaient échappés de sa bouche. Tu as simplement noté les faits. Il Tas dit et avoué, cela t’a suffi. Il était pâle comme la mort et ses lèvres tremblaient comme s’il était en train de geler. Il comptait ses ultimes secondes… Il te regardait avec effroi, il suivait chaque tresaillement de tes doigts, comme si tu pouvais le tuer, rien que par tes mouvements.
On t’appelait à cette époque «la main de Fer et Celle qui avait du sang sur elle». L’iridium au bout de ta plume dorée était déjà usé à force de tuer. Ce point minuscule de métal précieux se promenait d’une manière blasée sur le papier, comme s’il s’ennuyait pendant une réunion peu intéressante et fatigante. Pour tuer le temps, il écrivait des mots soi-disant chinois pu-kao, cing-tao, pan-mukai en dessinant une maisonnette idyllique avec un jardinet et une palissade. Il dessinait même la fumée qui s’échappait de la cheminée sur le toit. Ton petit point d’iridium tout en se promenant de punk-tao à cing-tao, tua néanmoins la maisonnette idyllique avec jardinet et palissade, d’une salve, et de toute cette idylle, il ne resta que la fumée des canons de fusils…
Tu t’étais déjà saisi du Parker avec tes trois doigts bien connus et tu t’es déjà posée avec détermination sur le papier. C’est alors je me suis jetée sur toi et à défaut de stratégie, j’ai commencé à nettoyer la tache d’encore sur ton index. En frottant de mon pouce ton index, je te disais: «Mais que t’a-t-il fait? Regarde, comme il est pâle, il tremble, cela ne te suffît-il pas? Il écoute ses derniers battements de coeur et compte… Ne l’interromps pas!»
– «Battements de coeur? Il cherche comment s’en tirer, ma chère! Quel coeur? Il essaye de nous apitoyer par son aspect misérable, il T’a déjà eue, mais pas moi. Je connais ce stratagème!»
– Tu disais que c’était un stratagème, le tremblement d’un homme qui avait parié avec lui-même qu’il pourrait encore compter jusqu’à trois cents…
– Tu as de nouveau saisi le stylo et tu t’es posée sur le papier.
– «Allez tremble un peu! Ne le peux-tu? Il faudrait que tu trembles et pourtant tu es aussi calme que si tu inscrivais un insuffisant à un élève durant un examen.»
– «Je n’ai pas à trembler. Je ne fais que mon devoir.»
– Et tu as commencé à écrire, doucement et soigneusement en calligraphiant, la très connue lettre M, la première lettre d’une mort violente et criminelle.
«Ecoute! Arrête d’écrire! regarde le compter. Il se dépêche de compter jusqu’à trois cent. Ne l’interromps pas!»
—Je dois l’interrompre.
– Pourquoi dois-tu l’interrompre? Il s’arrêteras de lui-même. Personne ne peut compter indéfiniement. C’est seulement une différence de numéro, même une différence insignifiante dans l’infini.
– Pour nous elle est considérable. Nous ne vivons pas dans l’infini, nous vivons sur la terre.
— Le mot infini tu l’as prononcé entre guillemets, avec ironie, et tu as mentionné la Terre avec l’assurance arrogante d’un pied qui marche d’un pas militaire.
«C’ est justement parce que tu vis sur la terre que te ne possèdes que cinq doigts, et quelquefois même pas tous les cinq, laisse tranquilles ses mains, elles ne t’ont rien fait. Ses mains n’ont pas parlé, c’est sa langue qui a parlé.»
– Ce sont les mains et la langue qui ont parlé. Il a parlé avec son corps tout entier.
– Ses mains ont-elles parlé? Non, tu mens! Elles n’ont rien dit. Regarde les comme elles sont craintives et innocentes, comme elles se serrent et se contractent dans l’ultima étreinte. Elles se disent adieu. Elles se rappellent leur enfance et pleurent. Elles se souviennent des jeux, des jouets cassés, des oiseaux, des frondes et des vitres brisées, de l’encre répandue, des ciseaux, des cerfs-volants et de la terre sous les ongles. Elles pensent toujours, les pauvres, à la péntience ordonnée par le cathéchiste pour expier de menus péchés commis dans un lieu secret. Laisse ses mains tranquilles. Pique lui la langue d’une aiguille comme à un enfant qui dit de gros mots, mais ne touche pas à ses mains. Elles sont innocentes.
– Innocentes? Tu es folle! Ce sont elles les plus fautives!
– Les mains les plus fautives? mais n’était-ce pas la langue qui parlait?!
– La langue a parlé et les mains ont confirmé…
– Elles ont confirmeé – mais comment?
– Comment? Comment? Elles auraient dû s’élever contre la langue, la confiner dans sa bouche et monter la garde. En un mot lui fermer la gueule! Au lieu de cela, elles se sont blotties dans Ses poches. Cela veut dire qu’elles s’accordaient à merveille!
– Elles s’accordaient mais à propos de quoi?
– A propos de quoi? A propos des insultes!
– Et qui a été insulté?
– Qui? Notre honneur!
– Ah l’honneur! celui qui se trouve sur la manche?
– Sut la manche? Pourquoi sur la manche?
– L’honneur, celui sur la manche.
– Mais quel honneur sur la manche?
– Est-ce une honte sur ta manche? Ces flèches enflammées, cette bombe, ce faisceau avec une hache, cette croix gammée, est-ce une honte?
– Non c’est un honneur!
– Donc, l’honneur est sur la manche! Et lui, il a insulté l’honneur. Il a dit qu’il en avait assez de ces flèches et de ces bombes, de ces haches et de ces croix; qu’il en avait marre de tout!
– Est-ce peu?
– C’est peu.
– Est-ce peu de cracher sur l’honneur de quelqu’un?
– Peu. Car ton honneur a les flèches et les bombes, les haches et même la croix gammée, tandis que le sien a deux poings dans la poche.
– Le sien? Est-ce qu’au moins il en
a?
– Et pourquoi n’en aurait-il pas? Ne peut-il en avoir?
– Non, il ne peut pas!
– Toi, ton honneur est très visible. Il est brodé de soie dorée sur un endroit bien en vue, il se promène avec arrogance à travers la ville, provoque, tandis que le sien fait les cent pas dans la chambre, emprisonné, court à travers la maison comme un fou, monte au greiner, sur le toit et il voudrait crier au monde son insulte.
– Insulte?
– L’insulte que provoque ton honneur en Soie Dorée. A cause de tout cela, rien que quelques mots murmurés et les poings dans la poche.
– Ma foi, toi aussi, tu me parait suspecte!
– Suspecte? Oui, en effet, je serre le poing, mais suelement de jalousie. D’ailleurs il semble qu’il te porte chance, telle la corde d’un pendu. Garde bien donc mon poing comme ton honneur.
Et à présent, en avant marche! Au nom des faisceaux avec la hache et de la croix gammée, écris! Tue ses mains; S’il avait eu de l’honneur, il n’aurait pas serré les poings. Tu as raison! Je ne t’arrêterai pas.
– Et tu as rajouté la lettre M, en calligraphiant, encore trois lettres nécessaires pour Mort. Et tu n’as pas frémi.
Ce même soir (tu ne t’étais même pas lavée), tu emmêlais les cheveux soyeux de la Mort, tu lui caressais le visage et tes doigts frémissaient d’amour. Ces mêmes doigts qui le matin même ne pouvaient pas frémir à l’idée de la mort, frémissaient le soir de l’amour. Qui dit que l’amour n’est pas plus fort que la mort? Surtout notre amour de la mort de quelqu’un d’autre!
– Que dis-tu de l’amour! Tu ne sais même pas ce que c’est. Ah, le premier contact, lorsque les doigts se cherchent dans l’obscurité, et tout à coup ils se touchent et frémissent comme deux pôles électriques chargés de courant…
Oui, et il y a une étincelle. Un court-circuit, l’obscurité et l’amour est terminé. Et ensuite? L’honneur? Le devoir? Une hache? Une bombe? Une plume dorée d’où s’égoutte la mort?
– Tu es capricieuse et folle!
– Et toi raisonnable et sage! Toute la différence est là. Laisse-moi! – et la Gauche, en colère se secoue, essayant de se libérer de l’étreinte de la Droite.
– Qu’as-tu? Pourquoi tout à coup, fais-tu la folle? Tu ne fais que des scandales dans la rue!
– Va! laisse-moi! je ne veux plus rester avec toi! Avec qui veux-tu rester? Avec les pieds?
– Je préférerais rester avec les pieds! Eux, ils sont honnêtes, honorables comme les chevaux tandis que toi, tu es rusée et vénimeuse comme un serpent.
– Oui, ils sont aussi bêtes que les chevaux. Ils ne savent que marcher et tirer la charge. Tu ne peux pas aller avec eux, tu es tout de même une main!
– Je ne suis pas une main et je ne voudrais pas l’être! J’ai honte d’être une main!
– Et que voudrais-tu être, «membre antérieur?»
– N’importe quoi, mais pas une main!
– Tu es quand même une main comme moi.
– Comme toi? Jamais! Laisse-moi!
Elle se dégagea, se faufila dans la poche, fouilla furieusement comme si elle cherchait quelque chose, et ne trouvant rien (car elle ne cherchait rien, elle était tout simplement furieuse), sortit, se pendit insolemment à la hanche et commença à faire danser nerveusement ses doigts.
La Droite resta encore un moment sur le dos, vide et pensive. Ensuite elle sursauta, fit signe du pouce et se glissa contre la hanche et commença à suivre le rythme de la marche.
Je les observe en pleine brouille et je n’arrive pas à croire en cette dispute. Elles sont comme deux animaux ou deux plantes symboliques: l’une lave l’autre…
La Droite a dit la vérité: l’une est comme l’autre, elles ne sont pourtant toutes les deux que des mains.
Je vis deux enfants se diriger vers elles. Un garçonnet et une fillette. Ils se tenaient par la main en gazouillant. A la vue des mains, ils se turent telles des cigales à l’approche d’un homme, et se lâchèrent les mains. Ils se séparèrent. La fillette passa à côté de la Droite, sans bruit, comme si elle était coupable de quelque chose. La main Droite lui caressa poliment sa tête blonde. La fillette lui lança un regard plein de gratitude.
Le garçonnet passa hardiment à côté de la Gauche. Il lui lança même un regard insolent comme à un obstacle sur son chemin. La Gauche, de son pouce et de son index, lui donna maladroitement une chiquenaude sur le nez. Le garçon cracha sur elle. Instinctivement la Gauche se leva en se brandissant comiquement au-dessus de la tête du garçonnet, comme si elle chassait des mouches. Tout à coup, la Droite se leva et gifla le garçon en pleine figure qui poussa un cri.
– Pourquoi as-tu giflé ce garçon? – demanda la Gauche.
– Parce qu’il a craché!
– Il a craché sur moi, pas sur toi!
– Sur toi ou moi, c’est le même chose. Je ne laisse pas qu’on crache sur nous!
– Mais je l’ai provoqué, je lui ai donné une petite tape sur le nez.
– Est-il obligé tout de suite de cracher?
– Il a probablement eu mal. J’ai été maladroite…
– Je peux l’imaginer… Mais, n’importe comment il n’était pas obligé de cracher! Ce n’est pas poli!
– Et frapper le nez, est-ce poli?
– Tu ne l’as pas vraiment frappé mais simplement donné une chiquenaude, ce n’est pas pareil. De toute façon, son nez, il ne l’a pas perdu pour autant.
– Ai-je perdu quelque chose parce qu’il avait craché sur moi?
– Cracher sur quelqu’un est la pire des insultes!
– A l’honneur?
– Oui, insulte à l’honneur! – riposta la Droite, déjà à la limite de la patience.
Le garçonnet criait à la suite de cette insulte sonore sur son visage: «Pa-paaa, ma-maaan…»
A l’instant même, de son nez sortirent deux jets brillants qui tombèrent sur le menton où s’étaient déjà versés deux ruisselets de larmes qui débordaient en faisant une inondation.
– Oh! Regarde ce moutard, comme il braille! dit la Droite comme si elle s’étonnait de cette exagération. Ensuite, elle s’adressa à la Gauche: «Laisse, que je t’essuie».
– Non, ce n’est pas la peine. Je me suis essuyée toute seule.
– Oui, contre le pantalon.
– Non, contre le pardessus. Tiens, fais attention! Voilà son père!
Le père était sorti en courant de la maison, en chemise, manches retroussées. On pouvait aprecevoir les mains fragiles et pâles d’un fonctionnaire aux aux veines bleues et effrayantes.
– Pourquoi avez-vous frappé mon enfant? demanda le père avec retenue, tel un juge d’instruction qui songe déjà à la punition.
– Parce qu’il est mal élevé et impoli! répondit la Droite avec provocation.
– Qu’a-t-il fait? s’enquit de nouveau le Père – juge d’instruction, déjà doublement offensé.
– Qu’a-t-il fait? Il a craché sur moi dit la Droite avec amertume, comme si elle était persuadée elle-même qu’on avait craché sur elle.
– Non, il n’a pas craché sur toi, mais sur moi dit la Gauche trouvant du plaisir à dire la vérité.
– N’importe, il a craché, cria la Droite avec autorité tel le patriarche d’une famille.
– Ainsi a-t-il craché sans raison? demanda encore le Père sachant déjà qu’il faudrait se battre.
– Non papa! Celle-là m’a d’abord donné un coup sur le neeez… expliqua le Garçonnet en pleurant.
– Elle l’avait un peu touché pour plaisanter, dit la Droite, et lui, il s’est mis tout de suite à cracher!
– Il a eu raison! qu’il crache! hurla le Pere, furibond, comme si tout à coup toute la colère jaillissait de lui. Je crache moi aussi! – et – ptiac! il cracha pour de bon et dit «Assassins!»
La Droite se lava, prit son élan avec force. Mais le Père esquiva le coup. Il prit de l’élan à son tour et happa la Droite maladroitement sur le pouce. Elle se mit à gémir.
Ensuite, la gauche commença à bouger. Elle se leva comme une flèche, empoigna le Père par la chemise au niveau de la poitrine. Ce fut, autrement dit, un signal pour la Droite: Vas-y! Frappe! la Droite comprit immédiatement le signal, serra le poing et se mit à cogner le visage du Père.
Le sang gicla de son nez. Il coulait sur la Gauche agripée à la poitrine. Et à force de taper la masque ensanglanté du Père, la Droite se salit de sang.
Voyant des gouttes de sang paternel tomber par terre, la fillette, prise de peur, poussa un cri et se précipita pour attraper les gouttes de sang de ses mains. Le Garçonnet prit de l’élan, sauta pour attraper la Gauche et mordit férocement la chair de son avant-bras.
La Gauche hurla de douleur et lâcha la chemise du Père, le Père profita de la situation et se sauva en courant, vaincu. Ses jambes flageolaient de honte devant ses propres enfants.
Le Garçonnet déserra les dents et lâcha la Gauche qui, reconnaissante, lui assena un coup sur la tête. Il reçut le coup avec fierté.
Puis, tels les chevaux dociles, les jambes s’élancèrent à la poursuite du Père. Mais, en même temps, le garçon se jeta devant les Jambes, non pour demander grâce pour le Père mais pour effrayer les chevaux et les faire tomber.
En effet, les deux mains, la Gauche et la Droite se trouvèrent, en un clin d’oeil, par terre, dans la poussière.
– Aïe! gémit la Droite. Le pouce lui faisait mal à la suite du coup assené par le Père.
…Deux mains ensanglantées gisaient sur l’asphalte, honteuses, sur la chaussée, l’une à côté de l’autre, impuissantes, ressemblant aux gants jetés. – Damné garnement! – filtra la Gauche à travers ses doigts, en se levant.
– Bien sûr, tu n’as pas été capable de le frapper pour qu’il baigne dans le sang!
– Pourtant je l’ai cogné!
– Oui, en dilettante! Aide-moi me relever. Je pense qu’il m’a cassé le pouce.
– As-tu mal?
– Terriblement!
La Gauche se comportait tendrement, comme une soeur…
Elles se relevèrent en laissant des marques de sang sur le trottoir. Elles ne se retournèrent pas, ne firent pas attention à l’entourage, elles se caressaient l’une l’autre et frémissaient en songeant à la vengeance. Et la joue[1] cracha sur elles pour les laver de boue et de sang.
Traduit du croate par Maya Ragon
[1] Quelqu’un qui n’a pas de «joue» en croate est quelqu’un qui est malhonnête ou insolent (bez obraza ou bezobrazan). (Remarque du traducteur.)